Architecte et historienne de l’art, professeure associée à l’Université de Genève, Leïla el-Wakil a été nommée curatrice du Salon Suisse à la Biennale d’Architecture de Venise 2016 par la fondation suisse pour la culture Pro Helvetia. Plateforme de discussion ouverte aux spécialistes, mais aussi à tous les amateurs d’architecture et d’art, le Salon Suisse, établi depuis 2012 au Palazzo Trevisan degli Ulivi, est un lieu et une occasion pour débattre sur l’architecture et l’art contemporain en rapport avec le thème «Reporting from the front», proposé par le directeur de la Biennale 2016, Alejandro Aravena. Ce sujet, qui est très engagé au niveau politique et social et d’extrême actualité, met l’architecture face à ses devoirs et à une réalité qui est bien éloignée des pages satinées des magazines et sites web.
À ce propos, que pensez-vous du sujet choisi pour cette Biennale?
C’est un sujet fondamental. Sa capacité à décrire et raconter la situation actuelle est très frappante. Je trouve intéressant, très direct, juste et intense la manière dont Aravena a formulé la question. J’adore sa force évocatrice comme aussi sa capacité à mettre immédiatement la profession entière devant ses responsabilités en lui redonnant la possibilité d’assumer un rôle déterminant dans le conditionnement de l’existence de l’humanité. Nous vivons en Occident, dans la soi-disant partie du monde évoluée et civilisée. Nous bénéficions d’un style de vie opulent que nous ne considérons même plus comme une anormalité par rapport aux conditions d’autres pays et d’autres peuples. De plus ce qui est vraiment choquant c’est le coût absolument exorbitant de nos bâtiments par rapport à leur durée de vie, à leur performance écologique en comparaison avec celles des constructions traditionnelles tellement aptes à s’harmoniser à leur environnement. La question ne se pose pas seulement en termes énergétiques ou économiques, mais aussi moraux et éthiques. Nous ne pouvons plus imaginer construire avec des budgets colossaux, alors qu’une partie de l’humanité n’est même pas logée. Je pense que c’est désormais un objet de combat et qu’il faut passer à l’action. Il s’agit d’ailleurs de choses déjà dites et connues, théorisées dans les années ’20 – ’30, puis ’60 – ’70. Actuellement trop rares encore sont les professionnels qui osent ouvertement contredire l’establishment architectural et financier. L’engagement d’Aravena à Venise indique un tournant déjà manifeste dans les pays émergents et chez les jeunes architectes. Nous sommes à un moment de basculement.
Sur la base de votre réflexion on peut déduire que l’architecture a perdu sa raison d’être et son indépendance pour céder aux règles de l’économie et de la finance. Peuton dire que l’architecture a oublié sa perspective intemporelle et son ambition d’éternité?
Oui absolument, et je trouve cela très grave. Aujourd’hui nous pouvons presque assimiler l’architecture à un bien de consommation faisant partie des produits du marché. Pour répondre aux besoins souvent variables de notre société en logements, équipements et espaces publics, les architectes devraient probablement se trouver devant l’alternative suivante: soit faire appel aux principes de durabilité dans la meilleure tradition culturelle du passé, soit s’orienter vers une architecture de la réversibilité et des objets éphémères. Il s’agit bien sûr de deux dimensions très différentes qui comportent des prises de responsabilité. Ce qui est sûr est que l’irresponsabilité qui engendre des bâtiments très coûteux et absolument volatiles n’est plus concevable. Je pense qu’il faut remettre en question la construction monumentale et à grand spectacle, dont l’échelle est de moins en moins humaine. Cette course à l’ostentation et à la recherche de neuf, comme pour réitérer les merveilles du monde, va à l’encontre des recherches déployées dans le domaine de l’écologie des matériaux et de la construction durable que l’on dit vouloir promouvoir.
Pour en venir à l’activité du Salon Suisse, quel est le programme des événements? Quelle est la corrélation avec le pavillon de Christian Kerez?
Entre le pavillon et le Salon il n’y a pas de corrélation immédiate, même si Kerez a eu l’occasion de travailler à la réhabilitation des favelas de Caracas. A ce titre son travail est très proche de celui mené par Aravena au Chili. Le Salon «Wake up! A path towards better architecture» est en étroite relation avec le thème de la Biennale, un thème qui me concerne tant d’un point de vue personnel qu’académique. C’est le dernier moment pour se réveiller et réagir et redonnant à l’architecture sa valeur d’usage et sa conscience éthique. Le programme du Salon se compose de cinq rendez-vous où se croiseront des protagonistes de la scène nationale et internationale concernés par les technologies appropriées, le redécouverte du potentiel de la tradition, les solutions économiques, l’architecture pour tous.
Lors de l’opening, le 26 mai à 18h30, une pièce de théâtre inédite de l’architecte égyptien Hassan Fathy (1900-1989), mise en scène par l’atelier Emmet de l’Université de Genève, ouvrira les feux ; elle s’intitule «L’enfer du béton armé» et met en scène deux protagonistes qui débattent à propos des qualités respectives de l’architecture moderne et de l’architecture traditionnelle. Trois invités de marque, Anna Heringer, Martin Rauch et Simon Vélez prendront la parole pour ouvrir ce Salon Suisse.
Le 28 mai le Liechtenstein organisera une discussion sur l’éducation architecturale «The New Schools of Thought».
En juin (16-18 juin) «Let’s rediscover» propose une réflexion sur l’inspiration des matériaux et méthodes constructives traditionnels et leur emploi dans la construction contemporaine. Le team genevois Terrabloc, Bill Bouldin et l’Irakienne Salma Samar Damluji croiseront leurs expériences de construction en terre crue et en pierre de Genève à Gaza en passant par le Yémen. Le thème du logement d’urgence et des réfugiés sera illustré par Manuel Herz et la cinéaste Dominique Fleury.
En septembre (8-10 septembre) «Let’s build» met en évidence l’auto-construction avec Daniel Grataloup, architecte-sculpteur franco-suisse, Ahmad Hamid, architecte et designer égyptien et Mariana Correia, architecte portugaise impliquée dans les instances internationale de protection du patrimoine. Comment replacer l’empowerment et de l’architecture participative dans une histoire occidentale et globale ?
En octobre (20-22 octobre) «Let’s dig» permettra d’approfondir la thématique de l’architecture (semi)-enterrée et troglodyte avec des exemples anciens et modernes et de se poser la question de l’avenir de telles implantations. L’architecte suisse Peter Vetsch, l’Iranienne Mahnaz Ashrafi et le prêtre copte Maximous El-Antony présenteront des réalisations résidentielles et culturelles de divers horizons.
En novembre (24-26 novembre) «Let’s reduce» questionnera le petit format et le petit budget en architecture. Le Fribourgeois Paul Humbert (LVPH) aux côtés de David Adjaye (Londres, New York, Accra) illustreront ces nouvelles formes de minimalisme. Une synthèse artistique proposée par l’AJAR (Association des Jeunes auteurs romands) clôturera d’une manière festive l’entier de ce Salon Suisse 2016.
Votre approche au sujet proposé par cette Biennale est un extraordinaire message d’engagement et d’espoir. S’agit-il toutefois d’une nouvelle mode ou plutôt d’une véritable vague réformatrice? Pensez-vous vraiment qu’on est face à un changement de paradigme?
Oui sans doute, on est à la croisée des chemins. Le choix est à présent de suivre une voie moralement engagé et socialement responsable ou de laisser la profession se perdre dans les méandres de la financiarisation du monde. Les jeune sont à mon avis beaucoup plus informés et conscients du problème que ma génération ne l’était. Beaucoup aspirent à un monde meilleur et plus juste. Ils se soucient des questions éthiques, sociales et environnementales. Je crois qu’une nouvelle génération et une nouvelle classe de professionnels a été formée et est déjà en train de s’exprimer. Un processus de changement global est en marche.
Biographie
Leïla el-Wakil
est née au Caire. Architecte et historienne de l’art, elle obtiens son Doctorat de recherche en histoire de l’art en 1986. En 2012 elle est décorée du prix Best Teaching Award. Depuis 2013 est professeure associée à l’Unité d’histoire de l’art de la Faculté des Lettres de l’Université de Genève. Leïla el-Wakil développe une approche de l’histoire de l’architecture globale. Elle mène et dirige des recherches en parallèle sur l’architecture et les arts appliqués de l’époque moderne et contemporaine en Suisse, en Europe et dans le Proche-Orient. Elle est également impliquée depuis 2010 dans le Master avancé en Muséologie des Beaux-Arts et en Conservation du Patrimoine du Triangle Azur. Dans le cadre de la 15e Exposition internationale d’architecture à la Biennale de Venise de 2016, Leïla el-Wakil est responsable du «Salon Suisse».
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alejandro aravena , biennale venezia 2016 , reporting from the front , venezia
Last modified: 2 Giugno 2016
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